TIRAT’IN DA (Pousse toi de là)
Le 15 Août, comme chacun sait, les catholiques célèbrent l’Assomption de la Sainte Vierge. Les corses –tout au moins quelques-uns d’entre eux- fêtent la naissance de Napoléon. Pour les uns, comme pour les autres, c’est un jour de fête.
A Campile, en l’église paroissiale Saint Pierre et Saint Paul, l’abbé LORENZI s’apprête à célébrer la messe solennelle. Son chantre et quelques paroissiennes animeront la cérémonie qui se poursuivra l’après-midi par les vêpres et se terminera, comme de coutume, par le Dio vi Salvi Regina, l’hymne patriotico-religieux que tous entonnent et peu connaissent.
Mais la cloche de la sacristie retentit, la messe commence. Elle est dite en latin, voici l’Introït : ‘Introibo ad Altare Dei’ dit le prêtre puis le Confiteor.
Il est de bon ton, pour les gens de qualité, de n’arriver qu’à ce moment-là ! Aussi quelques personnes auxquelles on excuse, vu leur rang, ce retard organisé, entrent dans l’église. Ce sont toujours les mêmes.
Il y a là la Signora X, tailleur noir strict et bien coupé, voilette sur cheveux blancs, visage de marbre, froid et austère, yeux vifs et perçants. Elle fut institutrice autrefois, connaît tous les paroissiens, est aimée et respectée de tous.
Puis Madame Y, veuve d’un capitaine héros de la guerre. Elle a hérité de son mari un port altier et une démarche peu féminine. Elle est très généreuse avec la paroisse, on le sait car elle le fait savoir, on lui pardonne volontiers la sévérité de son jugement autant que ses réflexions corrosives et percutantes.
Les retardataires pressent le pas et précèdent Madame L… Sa tenue fait jaser. Aujourd’hui, sous une grande capeline noire elle porte une robe rose parsemée de petits pois blancs…c’est un peu outrancier mais…bah…on a l’habitude de ses exubérances et l’on s’en accommode. Elle passe, haut perchée sur ses talons aiguille, et jette un œil oblique pas très amène à l’ancienne femme de son mari … Son époux, qui a fait fortune ‘dans les colonies’ l’accompagne jusqu’au seuil et vient l’attendre à la sortie. Ils n’ont pas d’héritiers et habitent une très belle demeure au fond d’un petit parc.
Or, ce jour-là, voilà qu’entre dans l’église un pauvre hère que l’on aperçoit de temps en temps dans les villages alentours. Il est connu, on sait qu’il fut berger. Pas très net, rustre, un peu simplet, on lui parle de temps en temps mais seul son chien Portos comprend ce qu’il lui dit. Sur le dos, malgré la chaleur, une pèlerine rustique. A son épaule une musette militaire de récupération de laquelle dépasse un goulot de bouteille, un quignon de pain et le manche de sa serpe. Dans sa main gauche une jolie canne en bois précieux dont la poignée finement ciselée, reproduit une tête de lion avec une curiosité intrigante : à l’intérieur de la gueule de l’animal une bille en bois qui tinte comme une clochette. Comment l’a-t-il eue ? Par quelle astuce a-t-on pu inclure cette bille dans la mâchoire fermée du lion ? Mystère… lui-même n’en sait rien, et n’attache à l’objet qu’une valeur utilitaire.
Indifférent aux regards qui le fusillent, le voilà qui s’installe précisément là où il n’aurait pas dû : dans la rangée des femmes. Il ignore, c’est un usage, que les femmes d’ici se placent côté gauche, les hommes côté droit ou dans l’allée latérale. Pour parfaire ce manquement aux us et coutumes il ne trouve rien de mieux que d’occuper précisément le siège à côté de la dernière arrivée Madame L…. Celle-ci, indisposée par sa présence lui décroche un regard furibond qui le laisse de marbre, habitué qu’il est aux quolibets de toute sorte…N’en tenant plus elle lui grommelle entre les dents « …tirat’inda cu i to scarponi… » -tire toi de là avec tes godillots- L’homme n’en fait rien, pensant qu’il s’agit là des répons qu’il convient de faire à l’officiant.
Aussi, chaque fois que celui-ci se tourne vers les fidèles et leur adresse les formules sacramentelles de la sainte messe, notre homme, constatant que chacun reprend en chœur, et pensant que les mots prononcés par sa voisine à son encontre sont ceux qu’il convient d’utiliser, répète avec une totale sérénité : « …tirati’in da cu i to scarponi »
Notre madame, indisposée tout autant que vexée par un voisin aussi encombrant, fini tout de même par s’accommoder de sa présence mais se promet d’en parler à Monsieur le Curé et au bedeau à la fin de la messe afin que pareille mésaventure ne se renouvelle pas. Bien entendu, à la quête, en lieu et place des piécettes habituelles, elle fait claquer entre ses doigts un billet de cent francs qu’elle a du mal à extirper de son porte-monnaie ne fusse que pour donner à ses voisines le temps de jauger la valeur de l’obole.
Sur ces entre faits, à travers les nuages chargés de la pluie traditionnelle et tant attendue du 15 Août –a tempara di Santa Maria- un rayon de soleil filtre et va se poser entre notre homme et sa voisine. Il se passe alors quelque chose d’exceptionnel : celui-ci se débarrasse de sa lourde pèlerine et, comme il l’aurait fait avec une corde à linge, la pose sur le rayon que le soleil darde à ses pieds. On imagine la stupeur et l’effroi de la dame. Echafaudant, devant ce ‘miracle’ toutes les hypothèses divines elle réalise enfin la petitesse de son comportement et son regard devient subitement plein d’indulgence et de bonté pour celui qu’elle aurait bien quelques instants auparavant, éloigné d’auprès d’elle avec pertes et fracas… Elle l’invite donc à sa table. Sur la place son mari l’attend. Elle lui raconte ce qui vient de se passer. Sceptique mais bon bougre celui-ci cède à l’insistance de sa femme. Voilà notre homme pourvu d’un gîte, une bâtisse au fond du parc qui n’attendait que l’occupant capable de s’occuper de l’entretien des lieux.
Accessoirement il finira d’user les vêtements de son nouveau maître et son chien aura une niche….
L’histoire se termine bien, la morale est sauve et tout le monde est content….